Passants du bout des doigts

L’instant d’avant, ils ne sont pas dans le cadre et généralement, ils en sortent bien vite. Il suffit d’une pression du bout des doigts, dans les courtes secondes où nos vies se croisent et le passant se fige à jamais. Une jambe levée, un bras en balancier, pour l’éternité. Avec humilité, ils préfèrent le coin discret du cadre au plein champ. On ne se connait pas, mais désormais nous vivrons ensemble, eux avec moi. Je peux imaginer des vies, allaient-ils au travail ? en revenaient-ils, étaient-ils joyeux ou tristes, à quoi pensaient-ils ? Ils m’ont offert la vie pour y penser. Je peux les observer, parfois de dos, certaines fois de face, je les regarde un peu voyeur, en moins sadique toutefois que l’entomologiste qui admire ses insectes épinglés. Tout au contraire, ils sont vivants, vivants pour toujours, une jambe levée, un bras en balancier.
Autrefois, s'il se posait un invité surprise dans le cadre, c’était par accident, un qui m’avait pris au dépourvu. Je râlais. Mais l’accident était rare, je veillais à ce que le passant disparaisse à l'angle de la rue avant de déclencher la photo et qu’importe si entre temps un autre était entré dans le cadre, je pouvais attendre de longues minutes que la rue se vide. Avec le temps, je me suis laissé apprivoiser par ces invités impromptus et finalement, les petits ratés d'hier sont devenus mes compagnons d'aujourd'hui.
A présent, l'idée d'une rue vide ne me séduit guère et si j’attends toujours de longues minutes avant de presser le déclencheur, c’est désormais pour donner du temps aux passants, le temps de passer dans le cadre. Ils ne sont plus l'accident mais l’équilibre du cadre, une présence qui donne vie à la photo. Ce sont les passants du bout des doigts.